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« La Défaite de l’Occident » : Emmanuel Todd, prophète aux yeux fermés
Dans son nouveau livre, l’essayiste annonce la fin de l’Ukraine et de l’Occident, sans réels arguments et sans s’embarrasser de cohérence mais en ligne avec la propagande russe.
Par Florent Georgesco
Publié aujourd’hui à 08h00, modifié à 10h45
Temps de Lecture 2 min.
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« La Défaite de l’Occident », d’Emmanuel Todd, avec Baptiste Touverey, Gallimard, 374 p., 23 €, numérique 16 €.
Emmanuel Todd exerce le métier de prophète depuis 1976. Aucun article à son sujet, aucun de ses propres livres n’omet de le rappeler : il a, cette année-là, annoncé dans La Chute finale (Robert Laffont) que l’URSS allait s’effondrer, en se fondant sur l’augmentation du taux de mortalité infantile observée dans la première moitié des années 1970.
Certes, les historiens, qui ont depuis longtemps renoncé à expliquer le réel par des causes uniques, ne reprennent pas son interprétation. Certes, les démographes spécialistes de la population soviétique ont établi que cette augmentation avait été temporaire. L’essayiste écrit lui-même dans son nouveau livre, La Défaite de l’Occident, qu’il lui semble « maintenant » plus juste d’expliquer l’effondrement du régime par l’émergence « d’une classe moyenne éduquée supérieure ».
Qu’importe. Un prophète est un prophète, aussi hasardeuse que soit sa prophétie. Dans un entretien accordé au Figaro, Todd maintient avoir eu raison d’utiliser le paramètre de la mortalité infantile, comme s’il était libre de dire tout et son contraire. Aussi peut-il aujourd’hui annoncer la fin d’un Occident ravagé par le « nihilisme » et le triomphe d’une Russie « stabilisée » par Poutine sans s’embarrasser de cohérence. Il peut asséner, sans démontrer. Décrire le monde, sans avoir besoin de le voir. Il sait.
C’est pourquoi il serait vain de discuter les thèses que ce livre met en circulation. Emmanuel Todd pense que la disparition du protestantisme entraîne la « désintégration » d’un Occident où l’Etat-nation, qui en revanche se consolide en Russie, n’existe plus, tandis que l’Ukraine, en « décomposition », est manipulée par la « russophobie » occidentale. Libre à lui. Il n’est pas le premier à relayer en France la propagande du Kremlin. Mais il prétend étayer ces idées grâce à son « tempérament scientifique ».
Tout va bien en Russie
Or rien ne se passe. Les données s’amoncellent dans le désordre, sans autre fonction que d’orchestrer un constant argument d’autorité. Todd se revendique comme détenteur du savoir en général. Cela lui évite de se confronter à des savoirs particuliers. Il ne cite aucune des nombreuses recherches de terrain récentes sur la société ukrainienne, censée n’être que le jouet de forces extérieures. Veut-il prouver que la Russie est une démocratie, fût-elle « autoritaire » ? Il rappelle les sondages favorables à Poutine, et la question est réglée.
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Tout va bien en Russie. La mortalité infantile (décidément) est basse, plus qu’aux Etats-Unis. Preuve suffisante que la corruption, contre toute évidence, y serait également plus faible, puisque ce critère reflète « l’état profond d’une société ». Quant à la religion, si décisive quand il s’agit de l’Occident, elle perd toute pertinence dans le cadre russe. Le fait que l’orthodoxie s’y efface est mentionné sans être analysé. Ce qui détruit une civilisation ici est anodin là.
Les exemples de ce type pourraient être multipliés à l’infini. Ils touchent à l’ossature même du texte. Le prophète Todd ne s’intéresse qu’aux formes de la parenté, à la démographie, à l’histoire ancienne. Ce ne serait pas illégitime, s’il se préoccupait aussi de la manière dont ces structures influent sur le réel. Mais son raisonnement s’arrête juste avant. Les structures, chez lui, ne structurent pas. Elles se contentent d’être, et si le monde concret n’y correspond pas, il doit être renvoyé à l’« inauthenticité », au « nihilisme ».
La Russie, figée dans la dictature, se plie mieux aux besoins d’un Emmanuel Todd désorienté par tout ce qui, ailleurs, remue. Il y aurait quelque chose de touchant dans cette incompréhension panique, s’il ne s’agissait, en appelant pour finir à la défaite de l’Ukraine, de faire allégeance à la barbarie d’une guerre impériale, aux bombardements de civils, aux tortures, aux viols, aux déportations d’enfants. En l’espèce, c’est glaçant.
Lire un extrait sur le site des éditions Gallimard.
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Florent Georgesco