Débats
Énergies
« Compter sur les riches pour diminuer nos émissions de gaz à effet de serre ne suffira pas »
Tribune
Alain Grandjean
Economiste
Antonin Pottier
Maître de conférences à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS)
Simon Yaspo
Ingénieur du corps des mines
Les efforts pour mener à bien la transition écologique doivent concerner l’ensemble des catégories sociales, même les plus défavorisées, soulignent deux économistes et un ingénieur spécialistes de la transition écologique.
Publié aujourd’hui à 06h15, mis à jour à 17h35 Temps de Lecture 3 min.
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Le débat public sur les jets privés a eu le mérite de rappeler les efforts que les plus fortunés doivent fournir pour contribuer à la lutte contre le changement climatique. Après tout, ils en ont les moyens et une baisse de leurs abondantes émissions ne leur serait pas très coûteuse personnellement, une partie résultant de dépenses largement superflues.
Il ne faudrait toutefois pas en conclure que le changement de comportement de quelques milliardaires, comme des classes supérieures dans leur ensemble, suffira à atteindre nos objectifs. Les données factuelles le montrent simplement dans le cas de la France. Dans un article publié en 2020 par la Revue de l’OFCE, intitulé « Qui émet du CO2 ? Panorama critique des inégalités écologiques en France », des chercheurs ont calculé la répartition des émissions par tranches de 10 % de la population, classée par revenus croissants des ménages.
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Les 10 % les plus riches représentent 15 % des émissions de la consommation des ménages, soit 2,3 fois plus par personne qu’un ménage parmi les 10 % les plus pauvres. Cette inégalité de répartition est beaucoup moins marquée que celle des revenus et des patrimoines, pour une raison assez intuitive. Les dépenses de base (pour se chauffer, se déplacer, se nourrir) sont plus émettrices que les autres et suffisent à ce qu’une large partie de la population ait une empreinte trop élevée au regard des objectifs climatiques à long terme. Les dépenses supplémentaires sont généralement moins intensives en carbone, à l’exception de quelques consommations très émettrices comme les voyages en avion.
Un marathon nous attend
Dès lors, quelques calculs montrent ce qui se passerait si les plus aisés et eux seuls réduisaient leurs émissions. Si les émissions des 10 % les plus riches étaient ramenées au niveau de celles du décile immédiatement inférieur, les autres étant inchangées, les émissions totales des ménages baisseraient seulement de quelques pourcents. Si les émissions des 50 % les plus riches étaient ramenées au niveau médian, elles baisseraient d’environ 15 %. Si les émissions de tous les ménages français étaient ramenées au niveau du dixième le plus pauvre, les émissions totales baisseraient d’environ 35 % seulement. Or l’objectif européen « Ajustement à l’objectif 55 » pour 2030 vise une baisse des émissions territoriales de 55 % par rapport à 1990, soit de 45 % par rapport à 2020. Cela donne une idée de l’effort à faire sur les émissions des ménages. En outre, ce n’est que le début du chemin à accomplir pour espérer rester sous les 2 °C et respecter les engagements pris à l’accord de Paris, soit une baisse de 75 % à 95 % à l’horizon 2050. C’est un marathon qui nous attend.
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On voit donc que réduire seulement les émissions des plus riches est totalement insuffisant. Pour une raison toute simple : ils ne sont pas très nombreux et le total de leurs émissions n’est pas si élevé que cela. Au niveau mondial, où les inégalités, de revenus comme d’émissions, sont plus marquées qu’en France, la conclusion est d’ailleurs la même. En ordre de grandeur, les 1 % les plus riches émettent autant que les 50 % les plus pauvres, mais ce 1 % n’émet que 10 % des émissions totales. Même si elles étaient réduites à zéro, il en resterait 90 % émises par les 99 % les moins riches… Si, toujours au niveau mondial, on considère les 10 % les plus riches, qui émettent environ la moitié des gaz à effet de serre, la marge de manœuvre semble plus significative, sans suffire non plus. Mais cela ne change pas la conclusion pour la France : une personne au smic sans enfant fait partie des 10 % les plus riches du monde, comme la grande majorité des Français.
La transition doit concerner tout le monde
La conclusion s’impose d’elle-même : compter sur les riches pour diminuer nos émissions de gaz à effet de serre ne suffira pas. D’une part, nos émissions doivent diminuer – quels que soient nos revenus –, d’autre part, les changements à entreprendre sont très significatifs. Une étude publiée par la société Carbone 4 a montré que des efforts individuels de sobriété sans changement d’infrastructures et sans investissement individuel ne permettraient au mieux qu’une baisse de l’ordre de 20 % en moyenne, même si certains peuvent réduire leur empreinte de beaucoup plus, par exemple en ne prenant plus l’avion.
Atteindre une baisse de 45 % pour l’ensemble suppose clairement des changements de comportement généralisés, une modification collective des façons de produire et de consommer, et une réorientation considérable des investissements par les entreprises pour que nos équipements deviennent bas carbone. Etant donné l’ampleur des changements à réaliser dans un laps de temps court, nous ne pouvons pas compter seulement sur le premier pas des plus riches : la transition bas carbone doit concerner tout le monde dès aujourd’hui. Comme les moyens financiers des classes moyennes et pauvres ne leur permettent de faire qu’une partie du chemin, il faut envisager une intervention publique budgétaire pour arriver au bout.
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La nécessité d’une transition juste, l’ampleur des dépenses à engager et des efforts à conduire par toutes les classes sociales, même les plus défavorisées, nécessitent une planification écologique et une programmation budgétaire ambitieuses. La lutte contre le changement climatique pose de redoutables questions économiques et sociales ; il est temps de s’en rendre compte au lieu de chercher un coupable idéal à notre inaction collective.
Alain Grandjean, économiste, fondateur du cabinet de conseil et d’études spécialisé dans la transition énergétique Carbone 4 ; Antonin Pottier, économiste, spécialiste des aspects socio-économiques du changement climatique, maître de conférences à l’Ecole des hautes études en sciences sociales ; Simon Yaspo, ingénieur du corps des Mines
Alain Grandjean(Economiste), Antonin Pottier(Maître de conférences à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS)) et Simon Yaspo(Ingénieur du corps des mines)
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