Vous vous souvenez de Wittgenstein? avait demandé Claude-Edmonde Magny. Elle aurait tout aussi bien pu me demander si je me souvenais de Heidegger. Car la conversation, trois ans auparavant, qu'elle voulait évoquer, avait porté à la fois sur un chapitre verbeux, empêtré dans ses tics langagiers, rempli de creuses évidences et d'obscurités tapageuses, du livre de Heidegger, où il était question du Sein-zum-Tode, et sur une phrase percutante, limpide, bien que douteuse quant à son sens ultime, du Tractatus de Ludwig Wittgenstein. Son regard brillait derrière des lunettes austères. - Le cahier de moleskine, vous vous souvenez? « Der Tod ist kein Ereignis des Lebens. Den Tod erlebt man nicht... » Elle citait la proposition du traité de Wittgenstein que j'avais longuement commentée, trois ans auparavant, dans un gros cahier de moleskine où je tenais une sorte de journal intime. ... une sorte de journal, plutôt philosophique et littéraire, d'ailleurs, que réellement intime j'ai toujours été prudent avec mon intimité. Dans le gros cahier de moleskine noire j'avais commenté la sentence du Tractatus de Wittgenstein et les pages de Martin Heidegger, sur l'être-pour-la-mort, de Sein und Zeit. « La mort n'est pas un événement de la vie. La mort ne peut être vécue » : telle est la traduction habituelle, due à Pierre Klossowski, de la proposition de Wittgenstein. J'en avais donné une légèrement différente, pour la dernière partie de la sentence (la première ne pose aucun problème tout le monde la traduit de la même façon) dans ma longue élucubration juvénile. « On ne peut vivre la mort », avais-je écrit. Plus tard, des années plus tard, dans un bref roman qui s'appelle L'évanouissement et qu'il m'arrive de citer dans ce récit parce qu'il concerne précisément l'époque dont il est ici question, l'époque du retour, du rapatriement dans l'exil -j'ai traduit cette deuxième partie de la proposition de Wittgenstein de manière encore différente « La mort n'est pas une expérience vécue. » Mais cette diversité tient à la difficulté de traduire en français le verbe erleben et son substantif Erlebnis, difficulté qui ne se serait pas posée si j'avais eu à traduire ces mots en espagnol. Sans doute, avais-je écrit dans le cahier de moleskine noire, trois ans auparavant, sans doute la mort ne peut-elle être une expérience vécue - vivencia, en espagnol -, on le sait au moins depuis Epicure. Ni non plus une expérience de la conscience pure, du cogito. Elle sera toujours expérience médiatisée, conceptuelle; expérience d'un fait social, pratique. Mais c'est là une évidence d'une extrême pauvreté spirituelle. En fait, pour être rigoureux, l'énoncé de Wittgenstein devrait s'écrire ainsi : « Mein Tod ist kein Ereignis meines Lebens, Meinen Tod erlebe ich nicht. » C'est-à -dire : ma mort n'est pas un événement de ma vie. Je ne vivrai pas ma mort. C'est tout, ça ne va pas bien loin.
... Des années plus tard, quand j'avais publié L'évanouissement, où il était question de Wittgenstein et de son Tractatus, un estimable critique avait cru que j'avais inventé ce personnage de philosophe. Il avait trouvé que c'était une belle invention romanesque. Il faut dire qu'à l'époque, vers le milieu des années soixante, Wittgenstein n'était guère connu en France. En lisant l'article j'avais été partagé entre un étonnement quelque peu navré devant l'ignorance du critique, et la satisfaction littéraire.
Me croire capable d'avoir inventé un personnage aussi fascinant et insupportable que Wittgenstein n'était pas un mince compliment, en effet.
Mais à Buchenwald, le 26 avril 1945, à cette heure de la journée, je n'avais pas encore inventé Wittgenstein. Je n'y avais même pas pensé. Je ne m'étais même pas souvenu de la sentence péremptoire de son Tractatus que j'avais longuement commentée, trois ans plus tôt, dans le cahier de moleskine noire...
... - No hay derecho...,
vient de murmurer Morales, tourné vers moi. ... Il a raison, ce n'est pas juste de mourir à présent. ... Il continue de mourir, il continue de pénétrer dans l'éternité de la mort. C'est alors que je me souviens de Ludwig Wittgenstein. « La mort n'est pas un événement de la vie. La mort ne peut être vécue », avait écrit ce con de Wittgenstein. J'avais vécu la mort de Morales, pourtant, j'étais en train de la vivre. Comme j'avais, un an auparavant, vécu la mort de Halbwachs. Et n'avais-je pas vécu de même la mort du jeune soldat allemand qui chantait La Paloma ? La mort que je lui avais donnée? N'avais-je pas vécu l'horreur, la compassion, de toutes ces morts? De toute la mort? La fraternité aussi qu'elle mettait en jeu? Je ferme les yeux de Morales.
C'est un geste que je n'ai jamais vu faire, que personne ne m'a appris. Un geste naturel, comme le sont les gestes de l'amour. Des gestes, dans l'un et l'autre cas, qui vous viennent naturellement, du fond de la plus ancienne sagesse. Du plus lointain savoir.
Je me lève, je me retourne. Les copains sont là : Nieto, Lucas, Lacalle, Palomares... Eux aussi ont vécu la mort de Morales.