Dans le porno français, une mécanique des larmes et de la violence
Par Nicolas Chapuis , Lorraine de Foucher et Samuel Laurent
Publié le 16 décembre 2021 à 12h00 - Mis à jour le 17 décembre 2021 à 06h23
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Enquête« Plaintes contre X » (2/4). L’enquête judiciaire d’une ampleur inédite à laquelle « Le Monde » consacre une série d’articles lève le voile sur les méthodes de certains personnages de ce milieu pour contraindre leurs victimes à accepter des pratiques toujours plus dégradantes.
Au détour d’une boucle de la Seine, la petite ville normande des Andelys se dévoile. Du Moyen Age, cette commune de l’Eure a hérité son donjon, sa collégiale, ses remparts. Et de la période récente, le pavillon de Pascal Ollitrault, 60 ans, producteur star du milieu du porno, mis en examen et incarcéré pour des dizaines de viols de jeunes femmes. Sur la grille rouillée, « Pascal OP », son surnom dans le milieu, a tracé l’inscription : « ATTENTION CHIENS ». A l’intérieur, le salon est presque vide, réservé à ses trois molosses. Des couteaux ont été scotchés au mur. Au fond, le bureau avec, sur l’étagère, un godemiché noir. Des caisses servent à stocker les centaines de vidéos de French Bukkake, son site pornographique. Devant l’entrée stationne un camping-car noir. « Délabrement total », notent les gendarmes dans leur procès-verbal.
Lorsqu’ils perquisitionnent sa maison, ce 13 octobre 2020, cela fait déjà quelques mois que les enquêteurs de la section de recherche de Paris surveillent Pascal Ollitrault, et d’autres hommes, dans le cadre d’une information judiciaire ouverte pour des chefs de « viols en réunion », « traite aggravée d’êtres humains », « proxénétisme aggravé », « blanchiment », « travail dissimulé » et « diffusion de l’enregistrement d’images relatives à la commission d’une atteinte volontaire à l’intégrité de la personne ».
Plaintes contre X
Le Monde consacre une enquête en quatre volets à l’affaire de violences sexuelles dans le milieu du porno français. Avec une soixantaine de victimes identifiées, huit producteurs et acteurs mis en examen pour des soupçons de viols en réunion, de traite d'êtres humains et de proxénétisme, ce dossier judiciaire, qui porte sur des vidéos vues par un très large public, fait trembler l’industrie du X.
Une plongée dans cet énorme dossier judiciaire aide à décrypter les rouages d’une mécanique au service des plus grands diffuseurs français de porno, décidés à satisfaire coûte que coûte les millions de consommateurs de ces vidéos n’ayant d’« amateur » que le nom et la qualité technique. Des mois durant, les gendarmes ont parcouru le pays pour interroger les victimes. Si chaque histoire est singulière, la cinquantaine de témoignages sur procès-verbal esquissent un récit polyphonique où se dessine un système qui consistait à violer à trois reprises le consentement des victimes : au moment du recrutement, durant les tournages et lors de la diffusion des vidéos.
La violence des traumatismes a éclaté leur mémoire. Ainsi, Imane – les prénoms des victimes ont été modifiés –, une Marseillaise de 22 ans, confie n’avoir gardé que des « flashs » de ses trois jours en enfer. A l’été 2015, elle venait de perdre son compagnon et n’avait « plus goût à la vie ». Le genre de failles exploitées par le « recruteur », Julien D., sous le pseudonyme féminin d’Axelle Vercoutre, pour mettre en confiance ses proies, en échangeant durant des semaines, parfois des mois, des messages sur les réseaux sociaux.
Le supplice dure des heures
Après un long travail de sape, Imane accepte de faire une seule vidéo pour « Pascal OP ». Les conditions : un partenaire unique, des rapports limités à la pénétration vaginale et à la fellation, le tout avec préservatif. On lui assure que la séquence sera réservée à un site canadien ultraconfidentiel. Aucun risque qu’elle sorte ailleurs. C’est faux : ces images seront diffusées dans le monde entier, sur tous les plus grands sites pornographiques, et vues par des centaines de milliers de personnes.
Les jeunes femmes, dont la situation financière est souvent précaire, sont appâtées par des promesses de rémunération allant jusqu’à 2 000 euros. « Pascal OP » omet de préciser qu’en réalité son tarif est fixé autour de 250 euros pour une seule scène. Mais pour l’instant, face à Imane, il affiche un visage avenant. Il lui fait tourner une vidéo où elle dit être consentante et n’avoir consommé ni alcool ni stupéfiants. La voici bientôt dans un appartement parisien face à un premier partenaire. Puis elle tourne d’autres scènes, avec deux hommes. Une sodomie, qu’elle refuse avant de céder. « Comparé à la suite, c’était propre », dira-t-elle aux enquêteurs.
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« Pascal OP » la conduit aux Andelys. « Là, il a commencé à me parler très mal. » Le producteur l’entraîne dans une chambre au prétexte de faire une vidéo, mais la caméra ne tourne pas : il lui extorque un rapport sexuel. Le lendemain matin, « Pascal OP » refuse de la payer. Elle doit faire la vaisselle. Les souvenirs d’Imane sont parcellaires : une scène tournée dans la voiture sur la route pour Paris, une autre à l’arrivée dans un appartement, « type location, où il n’y a pas grand-chose », sinon trois hommes, qu’on ne lui présente pas. « J’avais mal, je leur ai dit, mais ils s’en foutaient. Là, ils m’ont tout fait, plusieurs en même temps, double pénétration, sodomie, etc. » Percluse de douleur, elle tente de protester. « Je me suis un peu énervée, mais ils m’ont forcée, ils ont appuyé ma tête contre le sol et ils ont continué. »
D’autres flashs lui reviennent. Le producteur est en colère, la menace de mort, de la livrer à ses chiens. Puis, alors qu’elle pense enfin pouvoir rentrer à Marseille, il lui impose de tourner une dernière séquence, l’acmé de ses films, le bukkake, cette pratique consistant à faire éjaculer des dizaines d’hommes sur la même femme. « C’était un hangar, dans une vieille casse de voitures abandonnée. » A l’intérieur, une quarantaine d’individus cagoulés attendent. « Il me dit : “C’est des gars des quartiers, ils sont là pour te faire du mal, pour te faire du sale.” » Imane est terrifiée. « C’est un cauchemar. Je dois me mettre à genoux, toucher tout le monde, me laisser faire. » Le supplice dure des heures. Le producteur veut la garder encore, un homme finit par l’exfiltrer du hangar. Elle ne sera jamais payée.
Le piétinement du consentement
« Je conteste tous les faits, elle a été payée, elle a signé tous les contrats, rétorque « Pascal OP » devant la juge d’instruction. Pour moi, sur la vidéo, si je me rappelle, elle avait le sourire, ça s’est bien passé. » Ce sera peu ou prou sa réponse face aux récits très similaires des 52 autres victimes. Réalisés dans des locations saisonnières, des squats, des hôtels, des forêts ou des camping-cars, les tournages sont ultra-low cost. Plusieurs femmes ont la même expression : le sentiment d’avoir été réduites à des « morceaux de viande ».
Le pavillon normand de Pascal Ollitrault, producteur de porno, aux Andelys (Eure), le 2 décembre 2021.
Le pavillon normand de Pascal Ollitrault, producteur de porno, aux Andelys (Eure), le 2 décembre 2021. CHRISTOPHE CAUDROY POUR « LE MONDE »
Pascal Ollitrault et ses associés se retranchent derrière la même défense : pourquoi, dès lors, n’avoir pas quitté les tournages ? L’état de sidération, sans doute. « Il y a cette pression de (…) tous ces hommes dans une pièce, on est la seule fille », analyse Héloïse. Surtout, le personnage du producteur les effrayait. Il y a aussi les soupçons de soumission chimique. Les analyses des cheveux de Samira, la dernière victime en date, présentent des traces de zolpidem, un hypnotique. « Pascal OP », lui, dément avoir administré la moindre substance à qui que ce soit.
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A l’inverse, les femmes sont nombreuses à parler de stupéfiants. Selon elles, le producteur leur faisait boire de l’alcool et prendre de la cocaïne, drogue dont il serait lui-même un grand consommateur, ce qu’il nie. « Il m’a dit : “Si tu ne bois pas tout ton verre, on ne tourne pas” », se souvient Maud. « J’ai réalisé que j’allais vivre un des pires moments de ma vie, ajoute encore Héloïse. Quand Pascal, à 8 heures du matin, me dit de boire et de prendre de la cocaïne, bah je m’exécute. »
Cette violence se voit à l’image. Dans les vidéos de French Bukkake, les larmes et la douleur alimentent le script de l’ingénue qui subit la domination masculine. Le piétinement du consentement des femmes, ficelle scénaristique de « Pascal OP », se retrouve dans son obsession pour la pénétration anale imposée, même hors caméra, comme le relate Jeanne : « Il m’a fait comprendre que je n’avais pas le choix. J’ai laissé faire parce que j’étais épuisée. » Les jeunes femmes ne sont pas non plus protégées contre les MST. « Ils m’ont tous pénétrée sans préservatif », se souvient Cécile. « Pascal OP » l’enjoint de sourire malgré la douleur. Devant les juges, ce dernier a contesté tout comportement sexuel répréhensible et tenté de minimiser la « visibilité moyenne » de son site. Pourtant, interrogé en 2017 par Charlie Hebdo, il revendiquait fièrement 200 000 visiteurs par mois.
Le troisième homme, l’associé
Dans son ombre s’active souvent un autre homme : Mat Hadix de son nom de scène, 38 ans, crâne rasé et barbe de trois jours. Après le recruteur (Julien D., sous le faux profil d’Axelle Vercoutre) et le producteur (« Pascal OP »), c’est le troisième personnage de cette bande organisée : l’associé. Son rôle : fournir les caméras, louer les appartements. En échange, « Pascal OP » mutualise la « matière première » (les femmes) piégée par Julien D. Quand une fille pense réaliser une vidéo, elle tourne en réalité plusieurs scènes pour diverses productions.
Plus récent que « Pascal OP » dans le métier, Mat Hadix travaille pour les pontes du porno français, notamment pour Dorcel Vision, la plate-forme de vidéos à la demande du producteur français Marc Dorcel, sur laquelle ont été publiées nombre de vidéos de victimes. Ces dernières se retrouvent aussi dans le magazine Union. Mat Hadix est, par ailleurs, l’un des producteurs les plus actifs pour Jacquie et Michel, le principal site de porno dit « amateur » français, sur lequel « Pascal OP » a également été diffusé.
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Contactée par Le Monde, la société qui gère Jacquie et Michel n’a pas répondu, tout comme Union. Dorcel se défend de toute responsabilité. « Nous n’avions évidemment pas connaissance des suspicions de recours à de telles pratiques et nous n’avons, à ce jour, reçu aucun signalement d’aucune sorte quant aux productions que nous avons diffusées », affirme la responsable de la communication de la société, qui précise n’avoir travaillé qu’avec Mat Hadix, et pas avec « Pascal OP », dont ils jugeaient les vidéos « extrêmes et dégradantes ». Un reportage de « Dorcel TV » en 2012 montre pourtant un tournage de bukkake. L’entreprise assure qu’il s’agissait d’un « travail d’enquête journalistique » qui « alerte justement sur le caractère extrême » de ces productions. On peut en douter au vu du texte du début de la vidéo , annonçant un contenu « drôle, provocant, écoeurant... et à prendre au second degré ».
La relation entre Mat Hadix et « Pascal OP », qui partagent leurs tournages, est pourtant au cœur de ce dossier, révélé par Le Parisien. Mat tient la caméra quand Pascal s’invite dans la scène en cours, sans prévenir les femmes. Le premier a toujours un billet sur lui quand le second est à court d’argent ; il est aussi là pour recoller les morceaux quand il brusque trop une fille. Mat Hadix réalise des scènes classiques quand « Pascal OP » fait sa notoriété sur la violence. Le bon et la brute ? Les enquêteurs semblent surtout penser que les deux interprétaient à parts égales le rôle du truand.
« Ce n’était pas convenable »
Confronté à une avalanche de témoignages et à des échanges embarrassants avec Julien D., Mat Hadix esquisse un mea culpa : « Je commence à comprendre que des femmes qui viennent sur des tournages sans savoir ce qui se passe, sans connaître le nombre d’hommes, ni les pratiques, ce n’était pas convenable. » Il rejette les accusations de viol. Pourtant, les témoignages le chargent. « Mat, il forçait. Il restait derrière et insistait », raconte Clara, qui a dit non à plusieurs reprises. Contactée par Le Monde, l’avocate de Mat Hadix n’a pas souhaité s’exprimer à ce stade. Celle de Pascal Ollitrault n’a pas répondu. « Jamais le porno n’avait été associé au viol. Dans ce dossier, il y a un tel vice à construire des stratagèmes, une telle atteinte aux femmes, j’ai mal à mon genre », réagit, pour sa part, Me Quentin Dekimpe, côté partie civile.
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Parfois, les victimes tentent de se rebeller. Les deux producteurs sortent alors la carte de la meilleure amie virtuelle : Axelle. Au deuxième jour de tournage, Karine s’échappe dans les toilettes. « Pascal OP » menace de la jeter dehors sans ses affaires et de diffuser ses vidéos. Par messages, Axelle la convainc de poursuivre le tournage coûte que coûte. Au bout de deux, trois jours, de dizaines de pénétrations non consenties, la lumière se rallume enfin. Les victimes, exsangues, dépossédées, sont libérées sans la moindre considération. Avant de partir, elles sont payées en liquide, souvent moins que la somme convenue, contre la signature non pas d’un contrat de travail, mais d’une autorisation de diffusion immatriculée au Canada. « Pascal me ramène à la gare. C’est limite il me jette », se souvient Karine. Héloïse est déposée dans une gare abandonnée, après un bukkake. Un participant lui a volé son manteau.
Une fois relâchées par le réseau, les femmes découvrent qu’Axelle est désormais injoignable sur Internet. De fait, Julien D. est occupé à autre chose : il visionne les images de leurs « prestations », envoyées par « Pascal OP » et Mat Hadix. C’est sa seule rémunération : regarder ses proies livrées à French Bukkake. Devant les juges, il insistera sur son sentiment de culpabilité : « Ça peut vous paraître insignifiant, mais je n’arrivais pas à mettre le son. »