Dialogue de sourds au théâtre de l’Odéon occupé, qui reste fermé
Stéphane Braunschweig a décidé de ne pas ouvrir au public tant que le lieu reste occupé la nuit par les militants qui, au-delà des revendications pour les intermittents, s’opposent à la réforme de l’assurance-chômage.
Par Laurent Carpentier
Publié aujourd’hui à 09h18, mis à jour à 09h31
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Occupation de l’Odéon-Théâtre de l’Europe, à Paris, 27 mars 2021.
Occupation de l’Odéon-Théâtre de l’Europe, à Paris, 27 mars 2021. STEPHANE DE SAKUTIN/AFP
Stéphane Braunschweig, le directeur de l’Odéon-Théâtre de l’Europe, à Paris, nous reçoit sous les cintres, derrière la scène et le décor sur lesquels le rideau ne se lèvera finalement pas. La Ménagerie de verre, de Tennessee Williams, mise en scène par Ivo van Hove, avec Isabelle Huppert, dont la reprise post-pandémie avait pourtant été annoncée dès le mercredi 19 mai, a été annulée jusqu’à nouvel ordre.
La faute aux intermittents et aux militants de la CGT qui occupent le théâtre et refusent de quitter les lieux, plaide le directeur. « Ne nous faites pas porter le chapeau ! », s’étranglent ceux-ci. Ils ont promis de laisser les spectacles avoir lieu, moyennant trois points non négociables : la continuation de l’occupation jour et nuit, garder leur visibilité sur la façade, et une intervention sur scène en préambule des spectacles. Entre la direction et ses occupants, après quinze jours de discussions, mardi 18, la négociation a été rompue.
Assis sur une chaise pliante, épaules tombantes, Stéphane Braunshweig n’en peut visiblement plus : « Je comprends leurs revendications. Je leur ai proposé une occupation diurne, de garder les banderoles sur la façade, de leur céder un lieu qui leur permette d’exister. Lundi, on n’était pas loin de trouver un accord. Mais je ne peux les laisser occuper le théâtre la nuit. C’est aussi simple que ça. Je suis responsable d’un bâtiment public. Il est temps de revenir dans la légalité. »
Deux mois et demi de lutte
Discours inverse sous les arcades du théâtre, où Denis Gravouil, le secrétaire général de la CGT-Spectacle, tient une conférence de presse : « Nous avons fait énormément de concessions pour garantir que le spectacle puisse se tenir sans difficultés. Ce n’est pas nous qui interdisons la représentation. Mais nous savons que si on ne dort pas là, ils enlèveront les banderoles, ils ne nous laisseront pas continuer les forums [que les occupants mènent depuis le balcon avec les sympathisants sur la place du théâtre], nous n’avons plus confiance. » Dialogue de sourds.
Denis Gravouil, de la CGT-Spectacle : « 11 milliards d’euros pour la culture, 140 millions encore hier, oui, mais aucune de ces aides n’est fléchée vers l’emploi… »
En remontant la rue de l’Odéon, le théâtre offre, depuis le 4 mars, un visage aux relents de révolte utopiste avec ses grandes banderoles dégoulinant de la terrasse. Les « Culture sacrifiée », « Réouverture : la grande comédie », et autres « Soutien au peuple palestinien » y ont remplacé les traditionnels programmes de la saison. Deux mois et demi de lutte.
« On a voulu nous réduire à une demande de réouverture », mais ce n’était là qu’une partie des revendications, explique Denis Gravouil à la petite assemblée – « 11 milliards d’euros pour la culture, 140 millions encore hier, oui, mais aucune de ces aides n’est fléchée vers l’emploi… » –, admettant des victoires en demi-teinte (« Droits des intermittents prolongés, oui, mais que jusqu’en décembre ») pour mieux justifier la nécessité de poursuivre le combat, avec appel à la grève le 22 mai et manifestation qui partira à 13 heures de… l’Odéon pour rejoindre le Louvre. « Nous voulons des droits sociaux pour tous et toutes », martèle celui qui est aussi négociateur assurance-chômage pour la centrale syndicale. Car c’est la nouvelle loi dont l’application est attendue au 1er juillet qui est au cœur désormais du conflit.
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« Précarité accrue »
Marc Slyper a 73 ans. Casquette vissée sur la tête et foulard rouge, il participe aux négociations avec la direction. « Au moment de la réouverture, faire comme s’il ne s’était rien passé, ce n’est pas possible. La précarité accrue de toute une partie de la population. Les jeunes, les petits lieux, les petites équipes… Ce sont eux qui ne vont pas résister. » Tromboniste klezmer, ex-responsable du syndicat des musiciens, aujourd’hui en « retraite active », Il était déjà là, lycéen, en 1968, et encore là, en 1992, à occuper.
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Stéphane Braunschweig, directeur de l’Odéon-Théâtre de l’Europe : « Le vrai bras de fer, aujourd’hui, il est avec le gouvernement, pas avec nous »
Au début de l’année, c’est lui qui a rappelé à ses camarades la force symbolique de l’Odéon. A juste titre : plus de cent théâtres ont été occupés à sa suite. Et s’ils reconnaissent qu’ils sont moins nombreux et moins suivis qu’au début, les occupants de l’Odéon savent qu’en rendre les clefs serait prendre le risque de voir le château de cartes militant s’effondrer. Déjà, la police est intervenue à Toulouse et à Rennes, les grévistes ont levé le camp ici et là…
« Pris en otage, je ne sais pas, mais pris en étau, oui, soupire, amer, Stéphane Braunschweig. Le vrai bras de fer, aujourd’hui, il est avec le gouvernement, pas avec nous. Je ne cherche pas à faire la police. Je n’ai pas envie d’appeler la police. Je suis un artiste. » On sent l’émotion qui perce : « Comment peut-on penser que, moi, j’ai pu vouloir bloquer l’ouverture et la représentation ? Je suis le premier à vouloir jouer. C’est le sens même de mon existence. Je la subis, cette occupation », souligne le directeur qui, dans un texte commun avec Serge Dorny, à l’Opéra de Lyon, Macha Makeïeff, à Marseille, et Muriel Mayette-Holtz, à Nice, a appelé, le 13 mai, à la levée des occupations. « Je ne suis pas là pour faire le service après-vente du gouvernement. Beaucoup de choses ont été données. J’entends que cela puisse paraître insuffisant. Mais ce n’est pas mon sujet. Moi, je veux ouvrir mon théâtre. »
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Laurent Carpentier