C'était un beau jour du mois de mai : le soleil versait ses rayons les plus doux sur les toits enfumés de la ville aux jouissances, et les rues (chose rare) ne présentaient ni boue ni poussière.
Les lourdes diligences avaient depuis longtemps cessé d'ébranler le pavé; les tombereaux massifs se reposaient encore, et on ne voyait plus circuler que ces voitures découvertes d'où les beautés indigènes et exotiques, abritées sous les chapeaux les plus élégants, ont coutume de laisser tomber des regards tant dédaigneux sur les chétifs, et tant coquets sur les beaux garçons.
Il était donc trois heures après midi quand le professeur vint s'asseoir dans le fauteuil aux méditations.
Sa jambe droite était verticalement appuyée sur le parquet; la gauche, en s'étendant, formait une diagonale; il avait les reins convenablement adossés, et ses mains étaient posées sur les têtes de lion qui terminent les sous-bras de ce meuble vénérable.
Son front élevé indiquait l'amour des études sévères, et sa bouche le goût des distractions aimables. Son air était recueilli, et sa pose telle que tout homme qui l'eût vu n'aurait pas manqué de dire : « Cet ancien des jours doit être un sage. »
Ainsi établi, le professeur fit appeler son préparateur en chef; et bientôt le serviteur arriva, prêt à recevoir des conseils, des leçons ou des ordres.
ALLOCUTION.
« Maître La Planche, dit le professeur avec cet accent grave qui pénètre jusqu'au fond des cœurs, tous ceux qui s'asseyent à ma table vous proclament potagiste de première classe : ce qui est fort bien, car le potage est la première consolation de l'estomac besogneux; mais je vois avec peine que vous n'êtes encore qu'un friturier incertain.
« Je vous entendis hier gémir sur cette sole triomphale que vous nous servîtes pâle, mollasse et décolorée. Mon ami Revenaz jeta sur vous un regard désapprobateur; M. Henri Roux porta à l'ouest son nez gnomonique, et le président Sibuet déplora cet accident à l'égal d'une calamité publique.
« Ce malheur vous arriva pour avoir négligé la théorie dont vous ne sentez pas toute l'importance.
Vous êtes un peu opiniâtre, et j'ai de la peine à vous faire concevoir que les phénomènes qui se passent dans votre laboratoire ne sont autre chose que l'exécution des lois éternelles de la nature, et que certaines choses que vous faites sans attention, et seulement parce que vous les avez vu faire aux autres, n'en dérivent pas moins des plus hautes abstractions de la science.
« Écoutez donc avec attention, et instruisez-vous, pour n'avoir plus désormais à rougir de vos œuvres.
Alexis Revenaz, né à Seisset, district de Belley, vers 1757. Électeur du grand collège, on peut le proposer à tous comme exemple des résultats heureux d'une conduite prudente, jointe à la plus inflexible probité.
« Les liquides que vous exposez à l'action du feu ne peuvent pas tous se charger d'une égale quantité de chaleur; la nature les y a disposés inégalement : c'est un ordre de choses dont elle s'est réservé le secret, et que nous appelons capacité du calorique.
« Ainsi, vous pourriez tremper impunément votre doigt dans l'esprit-de-vin bouillant; vous le retireriez bien vite de l'eau-de-vie, plus vite encore si c'était de l'eau, et une immersion rapide dans l'huile bouillante vous ferait une blessure cruelle, car l'huile peut s'échauffer au moins trois fois plus que l'eau.
« C'est par une suite de cette disposition que les liquides chauds agissent d'une manière différente sur les corps sapides qui y sont plongés. Ceux qui sont traités à l'eau se ramollissent, se dissolvent et se réduisent en bouillie : il en provient du bouillon ou des extraits; ceux, au contraire, qui sont traités à l'huile se resserrent, se colorent d'une manière plus ou moins foncée, et finissent par se charbonner.
« Dans le premier cas, l'eau dissout et entraîne les sucs intérieurs des aliments qui y sont plongés; dans le second, ces sucs sont conservés, parce que l'huile ne peut pas les dissoudre; et, si ces corps se dessèchent, c'est que la continuation de la chaleur finit par en vaporiser les parties humides.
« Les deux méthodes ont aussi des noms différents, et on appelle frire l'action de faire bouillir dans l'huile ou la graisse des corps destinés à être mangés. Je crois déjà vous avoir dit que, sous le rapport officinal, huile ou graisse sont à peu près synonymes, la graisse n'étant qu'une huile concrète, ou l'huile une graisse liquide.
Application.
« Les choses frites sont bien reçues dans les festins; elles y introduisent une variation piquante; elles sont agréables à la vue, conservent leur goût primitif, et peuvent se manger à la main, ce qui plaît toujours aux dames.
« La friture fournit encore aux cuisiniers bien des moyens pour masquer ce qui a paru la veille, et leur donne au besoin des secours pour les cas imprévus, car il ne faut pas plus de temps pour frire une carpe de quatre livres que pour cuire un œuf à la coque.
« Tout le mérite d'une bonne friture provient de la surprise : c'est ainsi qu'on appelle l'invasion du liquide bouillant, qui carbonise ou roussit, à l'instant même de l'immersion, la surface extérieure du corps qui lui est soumis.
« Au moyen de la surprise, il se forme une espèce de voûte qui contient l'objet, empêche la graisse de le pénétrer, et concentre les sucs, qui subissent ainsi une coction intérieure qui donne à l'aliment tout le goût dont il est susceptible.
« Pour que la surprise ait lieu, il faut que le liquide bouillant ait acquis assez de chaleur pour que son action soit brusque et instantanée; mais il n'arrive à ce point qu'après avoir été exposé assez longtemps à un feu vif et flamboyant.
« On connaît par le moyen suivant que la friture est chaude au degré désiré : vous coupez un morceau de pain en forme de mouillette, et vous le trempez dans la poêle pendant cinq ou six secondes ; si vous le retirez ferme et coloré, opérez immédiatement l'immersion; sinon, il faut pousser le feu et recommencer l'essai.
« La surprise une fois opérée, modérez le feu, afin que la coction ne soit pas trop précipitée et que les sucs que vous avez renfermés subissent, au moyen d'une chaleur prolongée, le changement qui les unit et en rehausse le goût.
« Vous avez sans doute observé que la surface des objets bien frits ne peut plus dissoudre ni le sel ni le sucre, dont ils ont cependant besoin, suivant leur nature diverse. Ainsi, vous ne manquerez pas de réduire ces deux substances en poudre très fine, afin qu'elles contractent une grande facilité d'adhérence, et qu'au moyen du saupoudroir la friture puisse s'en assaisonner par juxtaposition.
« Je ne vous parle pas du choix des huiles et des graisses : les dispensaires divers dont j'ai composé votre bibliothèque vous ont donné là-dessus des lumières suffisantes.
« Cependant n'oubliez pas, quand il vous arrivera quelques-unes de ces truites qui dépassent à peine un quart de livre, et qui proviennent des ruisseaux d'eau vive qui murmurent loin de la capitale, n'oubliez pas, dis-je, de les frire avec ce que vous aurez de plus fin en huile d'olives. Ce mets si simple, dûment saupoudré et rehaussé de tranches de citron, est digne d'être offert à une éminence .
« Traitez de même les éperlans, dont les adeptes font tant de cas. L'éperlan est le becfigue des eaux : même petitesse, même parfum, même supériorité.
« Ces deux prescriptions sont encore fondées sur la nature des choses. L'expérience a appris qu'on ne doit se servir d'huile d'olives que pour les opérations qui peuvent s'achever en peu de temps, ou qui n'exigent pas une grande chaleur, parce que l'ébullition prolongée y développe un goût empyreumatique et désagréable, qui provient de quelque partie de parenchyme dont il est très difficile de la débarrasser et qui se charbonnent.
« Vous avez essayé mon enfer, et, le premier, vous avez eu la gloire d'offrir à l'univers étonné un immense turbot frit. Il y eut, ce jour-là, grande jubilation parmi les élus.
« Allez, continuez à soigner tout ce que vous faites, et n'oubliez jamais que, du moment où les convives ont mis le pied dans mon salon, c'est nous qui demeurons chargés du soin de leur bonheur. »