Sujet : Le cauchemar du juriste : le retour
Comme j’ai pu l’expliquer il y a quelques mois, il en faut beaucoup pour effrayer un juriste, surtout s’il fait du droit pénal. Les articles qui rendent compte des questions juridiques intéressantes ont des titres que même « Détective » n’oserait pas utiliser, du style « La jeune défunte face à son violeur »(véridique, Recueil Dallloz 1999 par Xavier Labbée pour ceux que ça intéresse).
S’il est certes possible d’horrifier un pénaliste, l’horreur des faits cesse vite de le faire quand on n’y est pas confronté. Ce qui continue cependant à faire frémir parfois, c’est l’horreur morale.
Et sur ce plan, le vrai cauchemar du juriste, c’est l’erreur judiciaire. Parce que l’innocent en prison est une réalité, et qu’on peut difficilement imaginer pire. A quoi attribuer la prison, quand on est innocent et qu’on y est enfermé ? Au manque de chance, à votre maladresse parfois, mais la réalité est que l’innocent en prison ne peut pas comprendre pourquoi il est là, parce qu’il ne peut pas comprendre que nous ne puissions pas comprendre qu’il est innocent. Et ce type, qui parfois va faire des années de prison sans comprendre pourquoi, qui y mourra peut-être, ça c’est un cauchemar.
Parfois vos cauchemars vous sautent à la gueule au détour d’un journal. C’est ce qui m’est arrivé mercredi. Je lisais « le canard enchaîné » quand je tombe sur un article intitulé « Sexe, mensonge et tribunaux ». Accroche pas terrible sur l’affaire d’Outreau, et puis le journaliste enchaîne sur une autre histoire. Accrochez-vous.
Une jeune ado, un peu paumée, pas beaucoup d’amis. Elle voit à la télé des histoires d’inceste. L’idée fait son chemin. Elle dit à une copine « mon père a abusé de moi ».
La copine en parle à la maîtresse, qui alerte les services sociaux, qui préviennent la police. La police interroge l’ado. Qui sans faire de longues phrases (« elle répond par oui ou par non » dit l’article) confirme les accusations, de peur de passer pour une menteuse. Le médecin constate qu’elle est vierge mais il est médecin : il sait donc que ça ne veut rien dire. Le psychiatre constate qu’elle est traumatisée. Ce qui est sans doute vrai.
Immédiatement elle est placée par les services sociaux. Ca a sa logique : dans les affaires d’inceste ou de viol, le seul élément à charge est généralement le témoignage de la victime. Si la victime est mineure, et si la personne qu’elle accuse est un proche, la possibilité qu’elle subisse des pressions de la part de l’entourage familial est élevée. En la plaçant, on la met à l’abri de ce genre de pression.
Le père est un maçon portugais, qui d’après l’article n’y comprend pas grand chose. Il est arrêté et placé en détention provisoire. Ce qui a sa logique là encore : il s’agit d’empêcher le coupable de faire disparaître d’éventuelles preuves ou de faire pression sur les témoins. Il est d’après l’article convaincu que sa fille va revenir sur ses accusations. L’mange merde d'avocat lui conseille donc de faire des aveux partiels pour obtenir une mise en liberté.
[Là on peut discuter : la détention provisoire est-elle utilisée par les juges d’instruction pour arracher des aveux ? Sauf que la loi de 2000 sur la présomption d’innocence a retiré au juge d’instruction le pouvoir de mettre en détention provisoire et de faire cesser celle-ci. Mais vu les indicateurs temporels contenus dans l’article, l’affaire semble antérieure à cette loi. Une raison de plus de se féliciter de son vote.
Un mot en faveur des juges cependant : le souci du juge qui met fin à une détention provisoire est : « celui que je libère sera-t-il présent à son procès ? ». Et 1) on a plus confiance en quelqu’un qui avoue qu’en quelqu’un qui crie son innocence, 2) si vous avez des racines ou des attaches dans un pays étranger, on craint de vous voir y filer.]
Le père, donc, fait des aveux partiels : il avoue des attouchements. Ce qui fait qu’au procès devant la Cour d’assises, le procureur a beau jeu d’expliquer au jury que s’il a avoué les attouchements, c’est que le viol doit être vrai. Et il demande le maximum : 20 ans. Nouveau conseil de l’mange merde d'avocat au père : avouez ou vous allez prendre le maximum. Le père s’exécute : il prend 12 ans ferme.
Aujourd’hui, alors que le père sort de prison après y avoir passé 6 ans , que fait l’ado, qui depuis a grandi et est devenu une jeune majeure ?
Elle écrit un livre « j'ai menti» dans lequel elle explique comment elle a induit en erreur la justice pénale.
Qu’avons nous donc là ?
Trois hypothèses.
D’une la fille ment. Doublement donc. Son père a abusé d’elle. Aujourd’hui elle veut se réconcilier avec lui, avec sa famille. Alors elle dit qu’il ne s’est rien passé. Un pénaliste voit des choses plus bizarres. Et pour le pénaliste, c’est la version la plus reposante.
De deux la fille n’a menti qu’en partie. Le père n’était pas net, il a avoué les attouchements, d’ailleurs. Il ne l’a peut-être pas pénétrée, mais il l’a sûrement tripotée. L’erreur n’est que partielle. L’honneur est sauf, juges et manges merde d'avocat marmonnent et se rendorment.
De trois, et là tu te réveilles blanc d’horreur. La fille dit la vérité. Ce coup-ci. Le père était innocent et a passé des années en tôle pour rien. Mais ce n’est pas tout.
Si ça s’est produit, ça a pu se produire ailleurs. Pour une fille qui avoue qu’elle a menti, combien gardent le secret sur leur mensonges ? Vous entendez hurler les innocents dans leurs cellules ? Vous les entendez gratter les portes ?
Croyez-moi sur parole, ce genre de question vous réveille. Mais ce n’est pas tout.
La fille sort un BOUQUIN ! et quel est le message ? « vous avez eu le tort de m‘avoir écouté » ; « vous m’avez trop bien protégé » ; « machine judiciaire froide et inhumaine ». Et elle va gagner du fric ! être interviewée par les télés ! Elle va se faire du fric et de la notoriété, tout en crachant sur les juges et sur la justice, parce qu’elle a réussi à envoyer son père faire six ans de prison !
Mais ce n’est pas fini.
Qu’arrivera-t-il à la prochaine ado, qui, abusée par son beau-père, aura le courage de demander de l’aide ? Est-ce que le policier, le juge, le médecin qui l’entendront pourront l’entendre sans la tentation de la traiter de menteuse ? Un autre type d'erreur judiciaire provoquée, quoi.
Et là le cauchemar est complet.
edit= le deuxième lien que j'ai mis(celui vers france info) permet d'écouter une interview de 6 minutes de la fille. Elle crache moins sur la justice que je ne l'ai cru en lisant l'article du"canard", mais les hypothèses, l'horreur morale de l'histoire et les questions qui en découlent restent,à mon sens, entières.