J'entre dans la salle de réunion, le garrot du chien collé contre le mollet, les clous de son collier me rentrant dans la peau, lui, l'encolure arquée, le mufle soudé au sol, traquant avec avidité les effluves de Troïka, le bichon de la directrice artistique. Quatorze yeux se détournent de la table, mouchetée de restes de sushis et de verres de vin, le Bordeaux dégueulasse qu'on reçoit par palettes à la prod et qui mord les viscères à pleines dents.
« T'es venu avec ton chien ? demande Steve, le présentateur et coproducteur de l'émission.
— Désolé Sti, ma grand-mère voulait pas le garder, et là je suis en plein déménagement...
— Ouais, mais c'est un doberman quoi, en plus il est vicieux, il a toujours l'air de préparer un sale coup. »
J'attache Shaytan au pied de table le plus proche de moi, je prends place, et je fais un tour d'horizon pour constater que la réunion va ressembler à toutes les autres : Steve, Jean-François, le rédacteur en chef, un étudiant dont je ne connais pas le nom et qui est le stagiaire du mois, Jeanne-Marie, Sébastien, Cindy, les rédacteurs, tous intermittents, Stéphanie, la directrice artistique, et Robert, le mec du service loisirs de la chaîne qui nous diffuse, et qui vient vérifier qu'on ne fout pas du fric en l'air. Tout ce petit monde a une gueule du vendredi, c'est à dire un peu entamée par le jeudi, mais pas au point de vomir par les oreilles comme tous les samedis. En m'excusant plus poliment que la politesse, je tends les doigts vers une bouteille de Château Comaidons, et j'attends que le calvaire commence. Enfin, que Steve ouvre son claque-merde.
« On est tous là ? C'est bon ? T'as fait ton entrée Julien ? Tu es content ? Une demi-heure de retard c'est rien, après tout, on n'a que quatre émissions à préparer.
— Sorry, le chien s'arrêtait à tous les arbres. Et à un moment, on est tombés sur des flics, il a cru qu'ils voulaient...
— Oui oui. Bon. Avant de commencer, je voudrais revenir sur les audiences de la semaine dernière. 4 % les enfants ! 4 % ! Ça y est on les tient, 4 % ça veut dire qu'on reste jusqu'à la fin de la saison ! Vous imaginez ? On est sur la TNT, et ça y est, on a les mêmes audiences qu'Arte ! On a un bon concept, on est fédérateurs, on ne segmente pas, on est la France, on a raison, on a le vent en poupe, on ressemble à nos proches, nos proches veulent nous ressembler, on va bientôt bouffer de la hertzienne.
— Pourtant, on n'a fait que pomper l'idée de Fa Si La Chanter, ose Jean-François, le rédac' chef, mieux vaut ne pas crier victoire tout de suite, non ? Ils avaient jusqu'à 30 % de PDM et maintenant je suis pas sûr qu'ils fassent autant dans les supermarchés. On ne devrait pas envisager le problème avec plus de modest...
— C'est bien la modestie JiF, tranche Sti, mais ce n'est pas la modestie qui va m'offrir un prime sur TF1 ou France 2. Est-ce que Sabatier était modeste, lui ? Bon ! fait-il en claquant des mains, Julien ! Tu nous as préparé quoi pour l'émission du Premier mai ? »
Je sens une flambée de regards interrogatifs. Le stagiaire surtout. Il a les yeux qui suent le désir de carrière, mais pas grand-chose d'autre ; Robert me toise agressivement parce qu'il me déteste, mais qu'il ne peut pas me virer, et s'il le faisait, ma grand-mère le boufferait avant de filer les restes à Shaytan ; les trois intermittents de la vie s'en foutent comme de leur dernière déclaration Unedic ; Stéphanie, ma chef dont je fais le boulot, saoule comme une prof de ZEP, me lance un clin d'œil d'encouragement ; et JiF perd patience :
« Ben alors ? Tu nous as trouvé un truc sunshine ?
— Oui. Que du facile. Mai. Ça vous évoque quoi ?
— Les premières chaleurs, les jupettes, le muguet, la grève, ah non, pas la grève, les jours fériés, les premières fois où on rentre à pied du boulot, les premiers barbaks, les premiers plans cul d'une nuit, les premières cuites, les premières mini-jupes, les premiers traits de coke, les premiers coups de soleil, les premières nuits blanches... me fanfaronne mon auditoire.
— Hey ! Mais vous vous réveillez qu'en mai ? je réponds pour les exciter.
— Mai fait ce qu'il te plaît ! lance le stagiaire. »
Silence respectueux et approbateur. Une rumeur encercle la table, ponctuée de « génial ! » et autres « voilà ! » tandis que Steve arbore un sourire satisfait :
« Ça c'est Kévin, mon neveu, il a de qui tenir, décrète-t-il. Alors Julien ?
— Je pensais plutôt à mai 68...
— Mai 68 ? Mais c'était l'année dernière les quarante ans.
— On est sur la TNT, je me disais qu'on pourrait y aller, personne ne s'en rendrait compte.
— Ah OK, c'est un châtaignier, c'est ça ?
— Un marronnier. »
Steve s'est bien coiffé ce matin, on dirait un étudiant en école de commerce, une brume de laque, une mèche qui lui fait un petit crochet sur le front, un peu comme Superman. Une chemise rose éclatante. Des doigts qui n'ont ni fumé, ni rien manipulé d'illégal, par exemple des livres. Une voix forte qui ne tremble jamais et aligne le petit univers de Steve : les vacances au ski de la France réelle, ce que les Français de la France réelle veulent, à savoir des présentateurs comme Steve, les politiques qui ont compris la France réelle et les présentateurs à la Steve parce qu'ils représentent la France réelle qui veut du ski et des présentateurs comme Steve qui skient sur mon ennui réel pendant qu'il se perd dans l'irréalité de l'audience sur laquelle nous on est payés pour skier. Heureusement, la voix caverneuse et avinée de Jeanne-Marie me sort de l'emmerdement orbital dans lequel je me perds :
« Sti. La France réelle on s'en fout. C'est une expression du FN en plus. Et on a quatre émissions à préparer.
— Merde, c'est vrai ? Le FN ? Alors je dis quoi pour l'interview de tout à l'heure ? La vraie France ? Merde, j'ai parlé de France réelle au journaliste de programmestnt.fr l'autre jour, c'est chaud, tu penses ?
— Non, tant que c'est pas chez Morandini, y a pas de problème. C'est quoi cette histoire d'interview ? C'est pas encore un blog, hein ?
— Si, mais celui-là il a des tonnes de lecteurs : ouais ouais ouais point je kiffe la télé point fr. Donc je vais vous abandonner une petite heure dans pas longtemps les enfants. Donc ! on en est où ? »
Pendant qu'un gros et franc « dans ton cul ! » est en train de se murmurer en pensées, et de courir par jeux de regards autour de la table, je bats mes notes, trois pages qui rassemblent une liste de courses, divers films à télécharger, un brouillon de lettre de contentieux, les numéros d'inconnus que j'ai attrapés dans des bars, les trois pages qui me suivent depuis un mois, quoi, et quelques lignes qui intéressent le travail d'aujourd'hui.
« Bon. On a une situation de crise. Ah ah ah !
— Oui, enfin pense au soudeur qui nous regarde de Valenciennes, lui ça ne le fait pas marrer la crise, lance Robert, l'insecte du service loisir de la chaîne, avec une pointe de venin, je peux pas balancer un package « tout va pour le mieux dans les meilleurs des mondes » à mon boss, comme si on s'en mettait plein la lampe.
— C'était une boutade, Robert, je m'en tape autant que toi des chômeurs.
— Je ne m'en tape pas du...
— Hey ! interrompt Jean-François, on aura tout le temps de reparler du chômage quand on fera notre spéciale sur les Ch'tis. Là, il faut admettre qu'on ne peut pas laisser passer le sujet : le printemps, et surtout le mois de mai, c'est impliquant et c'est pas anxiogène. Alors pourquoi mai 68 ? Envoie la sauce Julien.
— Bon, je vais résumer pour Kévin qui ne connaît pas encore bien l'émission : on fait un quizz hebdo sur la musique, ça tu avais compris, c'est marqué dessus : La Clé des chants, brillant titre trouvé par Robert, que tu peux voir rougir à côté de Sti. On a un concept assez simple, ternaire, tiré de 90 % des jeux télés : une phase de sélection, avec un quizz sur la musique auquel participe le public ; des éliminatoires, où il faut se distinguer lors d'un blind test ; et une finale en one-to-one, le candidat, contre le jeu, qui doit retrouver sur 20 chansons quelles sont les cinq interprétées par l'artiste de la semaine, pendant que Sti fait croire qu'il est pas au courant de la réponse, qui peut faire gagner — roulez tambours ! : l'enregistrement d'un disque sur un label de seconde zone qui nous paye pour qu'on lui envoie nos candidats merdiques, mais surtout pour qu'on affiche son nom avant l'émission, la pub, et le générique de fin. Donc. En gros. On a beaucoup de fans de Johnny et de nanas qui se prennent pour la chanteuse d'Il Était Une Fois qui viennent tenter leur chance ici. Et le truc, c'est de trouver des thèmes différents chaque semaine, sinon on ne les reverra plus. Des thèmes comme mai 68. Le printemps. Les fleurs. La jeunesse. La liberté. La contestation. Le sexe libre. L'herbe. »
Robert bondit de sa boîte à conneries :
« Bordel mais t'es fou on peut pas faire de l'audience sur les hippies on est sous bismuth on ne va pas parler de jeunes alors qu'on fait des PDM que dans les maisons de retraite et que le printemps c'est de la merde on est en plein réchauffement climatique et je ne veux pas entendre parler de contestation on n'est pas en Grèce hein et puis on ne peut pas parler de drogue la drogue ça n'existe pas tu délires complètement la drogue ça n'existe pas sur la chaîne ça n'existera jamais et ça n'a jamais exist...
— Comme les chambres à gaz ?
— Oui ! Enfin non ! merde... Enfin si ! Ça existe dans le Monde réel comme il dit, l'autre, mais là on est à la télé ! Du coup tout ce qui est chômage, drogue, pédophilie, politique, culture, tes trucs pour bobos parisiens, hein, tu me vires tout...
— Mais ? Ce que je veux dire, c'est qu'on ne peut pas faire un sujet sur les hippies et mai 68 sans évoquer la weed ou le LSD, tout comme on ne peut pas faire un sujet sur 1942 sans évoquer les chambres à gaz, comment veux-tu qu'on passe de 4 à 18 % sans parler des chambres à...
— Oh nom de Dieu putain putain putain si y avait pas ta grand... »
Un jappement horrible lui coupe l'égout à jactance. Shaytan, qui halenait sous la table l'arrivée de Troïka, surgit d'entre mes jambes pour la croquer au jarret. Mon chien a une sexualité un peu spéciale qui ne s'accorde pas avec ses congénères de petite taille, il faut qu'il goûte avant de saillir, et comme dans le monde de la télé il y a plus de yorkshires que de dogues danois, je nage dans l'embarras. Stéphanie, la maîtresse de Troïka, ronfle — il est tout de même quatorze heures — pendant que sa crotte poilue glapit, mais un peu moins fort que Robert :
« Son chien est aussi con que lui ! Là c'est trop pour aujourd'hui ! Je veux même pas entendre parler de sa grand-mère, je me tire ! Steve ! Je te jure que je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour que cette émission se casse la gueule si ce connard est présent à la prochaine réunion, je pisse à la bouche de sa putain de grand-mère, j'ai le bras long il va voir ! Julien c'est la dernière fois que tu bosses à la télé !
— Mais tu ne vas pas partir alors que j'ai une interview, il faut quelqu'un pour gérer la réunion...
— Tu te démerdes pour une fois ! On verra bien ce que ça donnera comme ça, je savais que c'était un projet de merde, putain, je préférerais encore bosser avec Dechavanne ! »
Une fois que Robert est parti, suivi de peu par deux des rédacteurs et leur chef, qui n'avaient rien à faire ici, ne restent plus que Stéphanie, qui dort encore, son chien tremblant de peur sur les genoux, Jeanne-Marie qui nous sert une tournée de Ricard, Kévin, et inénarrable, le solaire Steve, qui s'éveille soudain d'une longue méditation :
« Quand même, c'est troublant cette histoire de chambres à gaz, j'ai entendu l'autre jour à la radio un type très convaincant qui...
— Sti, rauquaille Jeanne-Marie, tu ne présentes pas une émission de politic porn, mais un jeu télé, OK ? Alors, les sujets pour les grands tu les laisses à la porte et aux grands.
— JM, on sait tous que t'es restée parce qu'on n'a pas encore tout bu, mais tu pourrais avoir la décence d'arrêter de faire semblant de travailler. Bon. Julien. Tu as sélectionné quoi comme univers musical ?
— Et bien on va commencer par Pink Floyd.
— Merde, mais c'est en Anglais ça, non ? On va se faire allumer par le CSA. Attends, c'est pas eux qui ont fait The Wall ? C'est bien ça, c'est connu.
— Je pensais plutôt à la période Syd Barrett, parce que The Wall c'est dix ans après.
— C'est qui lui ? T'en penses quoi Kévin, tu connais Syd Barrett ? Et toi Jeanne-Marie ?
— Non, répond Kévin qui ment visiblement.
— Julien, si Sti qui est censé être le miroir de notre audience ne connaît pas Barrett, les téléspectateurs non plus.
— OK, je me résigne, on garde The Wall en habillage pour la première partie, c'est une chanson contre les profs en plus, ça fait un peu révolté, on retombe sur nos pattes. Ça facilitera la rédaction des questions, on a plein de thèmes du coup : l'école, le bricolage, le rideau de fer...
— Le rideau de fer ? Ceux des magasins ? Mais quel rapport ?
— Non, Sti, le mur de Berlin, The Wall, le Mur. D'accord, on oublie le rideau de fer, on va rester dans le Saint-Maclou. J'enchaîne sur la liste des blind test ?
— Accouche.
— California Dream, les Mamas and the Papas.
— Génial, j'ai trop emballé là-dessus. Vous savez pas comment c'était la fête à l'époque, on était libérés.
— T'as pas eu 18 ans en même temps que le sida ? Que penses-tu d'un petit Wight is Wight de Michel Delpech ?
— Mmmh... ça fait comment déjà ? Il fredonne — ah oui ! Parfait, ça rajeunira tout le monde.
— Melody Nelson, de Gainsbourg.
— Il a composé ça ? Mets plutôt Le Poinçonneur des Lilas ou La Marseillaise en reggae, sinon les candidats trouveront jamais. On invite pas des profs de musicosophie, hein.
— Les Élucubrations, d'Antoine.
— Évidemment ! Indispensable. Ça sera l'un des points forts de l'émission. Pour l'introduire, tu m'écriras une animation sur les îles. Tout le monde pense aux îles quand on parle d'Antoine.
— Avec plaisir, la Guadeloupe a le vent en poupe en plus. Mais putain ! »
Je me baisse sous la table et décolle une calotte à Shaytan et lui retire le petit bol de Ricard dans lequel il piquait du nez.
« Jeanne-Marie ! Je t'ai dit que mon chien ne buvait plus.
— Oh c'est bon, coasse-t-elle, il n'arrêtait pas de demander. Fais moins de bruit, tu vas réveiller Stéphanie, elle aurait une excuse pour aller chercher son salaire. Mince, Antoine et Michel Delpech... dans trois mois on va avoir des plans obsèques prévoyance comme annonceurs principaux.
— C'est déjà le cas, je réponds. Je suis tombé par hasard sur l'émission l'autre jour, et y avait que ça. Y avait même des pubs pour des croisières. Revenons à nos moutons, si je puis dire. Les Portes du pénitencier, pour le Johnny syndical. Je pensais poursuivre sur Cheveux longs, idées courtes, pour faire une special touch à Antoine, mais j'avais un doute sur la popularité de la chanson.
¬— Moi aussi. C'est bien Les Portes du pénitencier, l'éclairagiste pourra faire un truc sympa avec des ombres en forme de barreaux.
— Pandemonic Hyperblast, Anaal Nathrakh.
— Connais pas. Mais on va dire que c'est le blind test difficile du jour. C'est quoi ?
¬— Du rock n' roll, c'est très apprécié des jeunes. Pas très seventies, mais comme on fait passer Sardou derrière on s'en fout, non ?
— Ah oui, c'est quoi la Sardou ?
— Alors Sardou et le patchouli, c'est pas facile facile. J'ai tourné et retourné le sujet, et je trouve que Je suis pour est celle qui pourra le mieux coller. Personne ne la connaît, mais les candidats reconnaîtront facilement la voix.
— Ça parle de quoi ? Speede, on a trois émissions derrière et bientôt plus rien à boire, Jeanne-Marie va devenir violette, voir des rats courir sur les murs, et nous claquer dans les pattes.
— Ça parle de justice et d'amour filial. Lucy in the Sky with Diamonds, des Beattles.
— Vendu, un peu compliqué, mais j'adhère. Y a pas beaucoup de chanteuses pour l'instant. T'as pas un France Gall ?
— Bah Les Sucettes ? Faudra pas la mettre trop près de la Gainsbourg. Et pour finir Paroles paroles, de Dalida, et Cette année-là de l'insupportable Claude François, qui sera aussi l'artiste de la semaine dont il faudra découvrir les chansons en finale, mais ce travail exténuant, je le laisse à la rédac.
— Génial. T'as quoi comme anime pour Claude François.
¬— Bah tu pourras commencer par un truc comme “ Celui qui électrisait les foules, le vrai Monsieur cent mille volts, le bain de jouvence de la musique, c'était lui, c'était Cloclo ”, un truc qui plaira aux fans quoi.
— Julien, merci. Je ne sais pas ce que je pourrais faire sans toi. Robert est un connard, tu es inestimable. Bon, émission suivante. »
À la fin de la journée, je suis dans mon bureau, où je savoure un Joe Dassin en rédigeant de la propagande pédophile sur un forum que j'ai créé aux couleurs du PS. J'ai fini d'écrire la déclaration Sacem, mais je change d'avis et rajoute Ils ont assassiné Rudolf Hess, de Légion 88, en doutant qu'ils soient sociétaires, mais sait-on jamais avec cet organisme-là. Jeanne-Marie entre en chaloupant dans la pièce. Shaytan, fidèle à son devoir de fraternité envers l'internationale alcoolique vient lui lécher les mains.
« Dis, il ne te reste pas du Whisky ? J'ai quarante questions à faire avant demain. Tu fais quoi ?
— Dans l'armoire où il y a les skeuds. Et je vais chercher du travail. Tu devrais faire pareil. »