Sujet : Le malaise du juriste
Le malaise du juriste
Faire du droit c’est être un bourrin, là dessus nous sommes tous d’accord. La fréquentation de matières où le chauffeur du bus qui a fauché un piéton demande des dommages/intérêts pour les dégâts sur son pare-choc (joies du droit civil) ou dans lesquelles le type explique que « oui elle était nue, oui elle était recroquevillée dans un coin de la pièce mais je bandais pas alors je l’ai pas violée : je suis innocent » (joie du droit pénal), tout ça vous blinde assez vite. Et assister à des audiences de cour d’assise vous convainc assez vite que les méchants de cinéma seraient presque des gentils : eux comprennent au moins la nature de leurs actes. Franchement une journée de cour d’assise et vous pourrez regarder Saw comme une bluette sentimentale et lire Stephen King pour vous détendre.
Sauf que le blindage n’est pas absolu. Et que vous tombez parfois sur des trucs si monstrueux que votre quatre heure remonte à très grande vitesse admirer le monde extérieur.
J’ai lu Sade. Et j’ai lu Sacher Masoch. J’ai bien aimé American Psycho de Ellis. Mais ce sont des fictions. Je sais que les hentaï ultra hard existent et que des gens fantasment dessus : ce ne sont que des dessins animés. La beauté maléfique du droit c’est qu’il vous fait toucher le phénomène qu’il concerne et que vous savez qu’il est réel.
Le pénal est le réceptacle de la noirceur humaine, enfin de la part de celle-ci qui est concernée par les tribunaux. Et ici ce qui est en cause c’est le sado-masochisme.
Je me permets de vous donner quelques explications. En droit pénal français il faut, pour prononcer la culpabilité de l’accusé que l’infraction soit constituée. Pour constituer l’infraction, il faut réunir trois éléments : un élément légal (le comportement est puni par la loi), un élément matériel (un comportement, un résultat et un lien de causalité entre eux) et un élément moral (la volonté d’accomplir l’infraction). Que la victime soit consentante ou non est indifférent. Si untel vous demande de lui mettre une baffe et que vous le faîtes, vous commettez un délit de violences volontaires : exercer des violences sur autrui est interdit par la loi (élément légal), vous avez frappé quelqu’un (élément matériel) et vous vouliez votre comportement (élément moral).
D’où la mauvaise situation pénale des pratiquants du SM : ce qu’ils font équivaut à un délit et on peut les poursuivre devant les tribunaux pour ça. Peut-être vous dites-vous : mais si ça se passe entre personnes adultes et consentantes où est le mal? Petits malins, si vous étiez des juristes, vous auriez invoqué la vie privée familiale protégée par l’article 8 de la convention européenne des droits de l’homme. Et si les tribunaux de votre pays vous donnent tort, vous allez devant la cour européenne des droits de l’homme qui veille au respect de cette convention.
La position de la cour est que poursuivre des pratiques sadomasochistes constitue une ingérence dans la vie privée (dont les pratiques sexuelles font partie) mais que celle-ci est proportionnée (on ne vous envoie pas en taule parce que vous menottez votre copine) et justifiée par des intérêts supérieurs. Autrement dit, on protège les gens contre eux. La solution contraire serait particulière puisqu’on pourrait s’abriter derrière la vie privée et le consentement de la victime pour justifier le meurtre et la torture (« oui je l’ai découpé vivant, tué et mangé, mais il était d’accord et c’était chez moi, on dérangeait personne! ».)
Or donc j’apprends que la position de la cour a légèrement changé, je vais donc voir l’arrêt sur son site (http://www.echr.coe.int/echr) et là je suis pris du malaise du juriste. Parce que parfois les faits ne sont pas digérables comme ça. Or la cour européenne des droits de l’homme a une particularité que j’aime bien : par rapport aux tribunaux français, elle détaille beaucoup plus les faits et les raisons de son jugement.
Dans ce cas précis j’ai presque regretté la précision des faits. Regret passager : il faut au contraire être conscient que ça existe, que des gens sont prêts à torturer pour de vrai leur semblables pour en tirer du plaisir sexuel.
Bon, je vous ai ennuyé et avertis : âmes sensibles, interrompez ici votre lecture, voici les faits tels qu’ils sont rapportés par la cour.
9. Les requérants sont nés respectivement en 1945 et 1949. Le premier était magistrat et réside à Duffel (Belgique). Le second est médecin et réside à Herne (Belgique).
10. De 1990 à 1996, les requérants fréquentèrent un club sadomasochiste dont les propriétaires firent l’objet d’une enquête judiciaire qui fut étendue aux requérants. Ceux-ci se virent alors renvoyés devant la cour d’appel d’Anvers par application du privilège de juridiction visé à l’article 479 du code d’instruction criminelle, le premier requérant étant juge au tribunal de première instance de Malines.
11. Le 30 septembre 1997, la cour d’appel d’Anvers reconnut les requérants, avec trois autres personnes, coupables de coups et blessures volontaires (articles 392 et 398 du code pénal) et, en ce qui concerne le premier requérant, d’incitation à la débauche ou à la prostitution (article 380bis, § 1 ancien du code pénal). Le premier requérant fut condamné à un an d’emprisonnement et 100 000 francs belges (BEF) (2 478 euros (EUR)) d’amende avec sursis, assorti notamment de l’interdiction d’exercer pendant cinq ans toute fonction, emploi ou office public (article 31, 1o, 3o, 4o et 5o du code pénal). Le second requérant fut condamné à un mois d’emprisonnement et 7 500 BEF (185 EUR) d’amende avec sursis.
12. S’agissant des coups et blessures, la cour d’appel constata une escalade des pratiques sadomasochistes du premier requérant avec son épouse et distingua quatre phases dans cette évolution. Alors que le couple s’y était adonné d’abord de manière inoffensive, au domicile conjugal (première phase), il se mit, après un certain temps, à fréquenter un club (deuxième phase), puis un autre (troisième phase), où les pratiques étaient plus violentes, pour finalement se livrer à des pratiques d’une extrême violence dans des locaux spécialement loués et aménagés à cet effet par les intéressés (quatrième phase), le règlement des clubs précédemment fréquentés interdisant celles-ci. La cour d’appel considéra que les pratiques constitutives de la première phase étaient beaucoup moins graves et eurent lieu dans des circonstances n’appelant pas l’intervention du juge pénal. Quant aux pratiques qui eurent lieu lors des deuxième et troisième phases, le dossier ne contenait pas de données précises au sujet du comportement du premier requérant à cette occasion, si bien qu’aucune condamnation n’était à prononcer de ce chef.
13. En revanche, la nature des pratiques lors de la quatrième phase, elle, était connue, car ces pratiques avaient été enregistrées sur des cassettes vidéo qui avaient été saisies lors de l’instruction. On y voyait les prévenus utiliser des aiguilles et de la cire brûlante, frapper violemment la victime, introduire une barre creuse dans son anus en y versant de la bière pour la faire déféquer, la hisser suspendue aux seins puis par une corde entre les jambes, lui infliger des chocs électriques, des brûlures et des entailles, lui coudre les lèvres vulvaires et lui introduire, dans le vagin et l’anus, des vibrateurs, leur main, leur poing, des pinces et des poids.
14. Ainsi par exemple, certaines scènes enregistrées en vidéo montrent-elles la victime hurlant de douleur pendant que les prévenus continuaient de la hisser par les seins au moyen d’une poulie, la fouettent puis lui attachent encore des poids aux seins. Lors d’une autre scène, la victime se voit hisser par une corde et les prévenus lui attachent des pinces aux mamelons et aux lèvres vulvaires, pour ensuite lui administrer pendant plusieurs secondes des chocs électriques, suite à quoi la victime perd conscience et s’effondre. Une autre fois, la victime subit des marquages au fer rouge.
15. La cour d’appel nota aussi que plusieurs fois, les prévenus ont tout simplement ignoré que la victime criait « pitié ! », le mot par lequel il aurait été convenu entre les intéressés que la victime pouvait immédiatement mettre fin aux opérations en cours. Ainsi par exemple quand la victime, suspendue, se voyait planter des aiguilles dans les seins (au moins sept aiguilles dans chaque sein), les mamelons, le ventre et le vagin, elle se voyait ensuite introduire une bougie dans le vagin, puis fouetter les mamelons. Quant elle hurlait de douleur et criait « pitié ! » en pleurant, les prévenus continuaient de lui planter d’autres aiguilles dans les seins et dans les cuisses, au point qu’un des seins se mit à saigner. Peu après, la victime, qui était alors suspendue par les pieds, se voyait administrer cinquante coups de fouet, pendant qu’on lui faisait couler de la cire brûlante sur la vulve puis qu’on lui introduisait des aiguilles dans les seins et les lèvres vulvaires.
16. Même si ces faits n’ont pas laissé de séquelles durables, à part quelques cicatrices, ils étaient, de l’avis de la cour d’appel, d’une particulière gravité et susceptibles de provoquer des blessures et lésions sérieuses, en raison de la violence utilisée à cette occasion ainsi que de la douleur, de l’angoisse et de l’humiliation infligées à la victime.
17. La cour d’appel releva en outre que pendant leurs ébats, et contrairement à la norme dans ce domaine, les requérants buvaient toujours de grandes quantités d’alcool, ce qui leur faisait rapidement perdre tout contrôle de la situation.
Bref l’horreur. Alors comme je suis juriste, je vous fais partager mon malaise. La cour a estimé que la répression de faits relevant de la vie privée ne constituait pas ici une violation de l’article 8 protégeant celle-ci. Mais dans cet arrêt, elle laisse entendre que c’est le défaut de consentement de la victime qui justifie cette répression.
85. En l’espèce, en raison de la nature des faits incriminés, l’ingérence que constituent les condamnations prononcées n’apparaît pas disproportionnée. Si une personne peut revendiquer le droit d’exercer des pratiques sexuelles le plus librement possible, une limite qui doit trouver application est celle du respect de la volonté de la « victime » de ces pratiques, dont le propre droit au libre choix quant aux modalités d’exercice de sa sexualité doit aussi être garanti. Ceci implique que les pratiques se déroulent dans des conditions qui permettent un tel respect, ce qui ne fut pas le cas.
Maladresse de rédaction visant à justifier une atteinte au droit à la vie privée en insistant ici sur le défaut de consentement ? Ou bien la cour a-t-elle implicitement affirmé qu’on peut torturer dans sa cuisine pour peu que la victime soit consentante ?
Malheureusement j’ai un doute, et c’est sans doute pour ça que je ne me sens pas très à l’aise…