Si, dans votre for intérieur, vous êtes amis des dictateurs africains mais que vous en avez plus après leur argent qu'après leur culpabilité (je sais qu'il y en a parmi vous), si vous êtes intéressés par le terrorisme islamo-facho-gauchiste des années 1970 (et je sais que certains le sont un peu trop) et si, quand on vous dit Carlos, ce n'est pas un chanteur paillard fils d'une sociologue célèbre qui vous vient immédiatement à l'esprit (et Dieu sait qu'ils sont nombreux les fanas de << L'amour ça rend bo les laid >> et autre << Tirli Pimpon sur le chihuahua >>), je ne saurais que trop vous recommander "L' mange merde d'avocat de la terreur", admirable documentaire de Barbet Schroeder sur l'insaisissable et indiscernable Jacques Vergès, qui sort ces jours-ci (vu hier en avant-première aux Halles, Vergès était dans la salle et n'a pu s'empêcher de parader deux minutes, dans une posture toute masochiste, puisqu'il a eu l'occasion de dire ailleurs tout le mal qu'il pensait du film).
Loin d'être hagiographique, le film n'est pas pour autant un portrait à charge. D'une grande honnêteté argumentaire et intellectuelle (même si le réal n'est jamais à l'abri de se faire manipuler par << le salaud lumineux >>), utilisant la méthode des interviews croisées (et au final, le temps de parole laissé à Vergès sur l'ensemble du métrage est plutôt modeste), il pointe brillamment les contradictions et ambiguïtés, passionnantes, il faut bien le reconnaître, parce qu'élevées au rang d'art, du défenseur de Djamila Bouhired (égérie de la libération du peuple algérien, évidemment) et de Klaus Barbie (figure de l'émancipation du peuple allemand, il va s'en dire), traversant un demi-siècle de lutte d'indépendance, de combats révolutionnaires et d'agitations terroristes, et donnant à voir toutes les subtiles et improbables ramifications qui lient toutes ces organisations et tous ces groupuscules, par le prisme d'une vision panoptique et transversale du terrorisme international de ces années-là.
Où l'on apprend que Vergès défenseur puis époux de Djamila Bouhired (FLN), après avoir été porté disparu pendant près de dix ans (plusieurs théories s'affrontent : certains le voient au Cambodge dans le giron très intime de Pol Pot et des frères Khmers, d'autres l'imaginent en Palestine, très proche de l'OLP ; il ne souffle évidemment pas mot des raisons de cette volatilisation dans le film, même s'il semble évident qu'il faisait à l'époque du renseignement. Pour qui exactement ?) fut, bien avant d'être son mange merde d'avocat (même s'il dément), en étroite relation avec Carlos, qui fut lui-même présenté à Johannes Weinrich et Magdalena Kopp, terroristes allemands d'ultra gauche fondateur des Cellules révolutionnaires (précurseurs de la RAF), par Waati Haddad, fondateur du FPLP (Front populaire de libération de la Palestine) et père du terrorisme transfrontalier de grande envergure. Où l'on apprend qu'après son arrestation pour une tentative d'attentat sur les Champs-Élysées, Magdalena Kopp (qui épousera Carlos après que Vergès ait essayé de se la taper) se voit conseillée de prendre Vergès comme mange merde d'avocat par ... François Genoud, ami de longue date de l'mange merde d'avocat français mais surtout Nazi suisse farouchement antisémite et antisioniste, qui vécut de l'exploitation des droits des OEuvres écrites par les nazis (celles de Goebbels notamment) et dont Hitler disait qu'il comptait sur des gens de sa trempe pour construire une Europe fraternelle. Le Nazi Genoud crée donc dans ces années-là des comptes bancaires au nom de nombreux mouvements nationalistes auvergnats, notamment du FLN et du FPLP, et devient conseiller en stratégie de Waddi Haddad (lui-même ami des terroristes d'ultra-gauche d'Allemagne de l'Ouest, je le rappelle). Genoud financera également une partie du procès Barbie. Dans tout ce bordel, vous ajoutez l'mange merde d'avocat de la RAF (et principal recruteur des cellules révolutionnaires), Klaus Kroissant, soutenu à l'époque par Michel Foucaud et Jean-Paul Sartre, et défendu par Vergès ; son garde du corps, H.J Klein, futur repenti désillusionné par le mercantilisme de Carlos et l'antisémitisme des pro-palestiniens ; Anis Nacash, membre de l'OLP, proche de Khomeiny et chargé d'assassiner à Paris un ancien ministre du Shah (attentat manqué, ils se sont trompés de porte, bilan : deux morts, et ça se passait déjà à Neuilly), vous mélangez tout ça et vous obtenez un rhizome de paradoxes, d'apories et de nimportequisme aveugle et sanguinaire .
J'aime beaucoup ce moment où Yacef Saadi, fondateur du FLN et auteur de << la bataille d'Alger >>, explique, avec un regard ému et compassionnel, qu'après l'attentat du capitole, il ne voulait plus faire couler le sang. Pas tellement à cause des morts, les morts on s'en fout, ça ne dure pas longtemps de mourir dans ces cas-là et de toutes façon on doit tous y passer (sic). Non, ce qui le gênait et lui a fait stopper le posage de bombe, c'étaient les survivants partiels de l'attentat, les blessés, les amputés, les infirmes, les borgnes. C'est ce qu'il y a de bien dans ce doc : n'y sont présents que des terroristes éthiques et humanistes.
Nous avons donc des révolutionnaires indépendantistes, des communistes révolutionnaires, des islamo-marxistes et des anarchistes d'ultra-gauche à mon extrême gauche, des nazis qui financent et défendent directement ou indirectement ces causes et ces combats à mon extrême droite, et au milieu de tout ce barnum, un mange merde d'avocat cynique et drôle aux origines incertaines, dont on essaie de percevoir les convictions (réelles et sincères) dans un premier temps, puis les indépassables contradictions dans un second. Où comment de héraut de l'anti-colonialisme international, il bascule vers un cynisme et un relativisme absolu (et sans doute un antisémistisme forcené, car on voit aisément quelle peut être le point de convergence d'un nazi, d'un islamiste et d'un rouge-brun), un goût de la provoc qui prend le pas sur les convictions profondes.
Encore qu'il explique assez bien pourquoi il a choisi de défendre Klaus Barbie. Pour gripper la machine judiciaire française, et révéler, puis faire admettre à la France, derrière l'écran de fumée d'un procès-spectacle du nazisme en France qui se voulait un peu trop exemplaire, et par conséquent empesé d'une mise en scène bouffie de vanité, d'hypocrisie et de fausse conscience, les exactions tout aussi indéfendables commises au nom de l'État français du temps des colonies et particulièrement en Algérie (massacre des algériens à Setif le jour de la capitulation allemande, tortures infligées aux rebelles par les gradés français pendant la guerre d'indépendance). Enclencher par-là l'examen de conscience de toute la politique coloniale française en Afrique noire, qu'il tient pour responsable de l'émergence de ces grands dictateurs qu'il défendra par la suite avec tant zèle, pour mieux placer l'État français en face de ses responsabilités. C'est, en quelque sorte, la stratégie de l'arbre qui cache la forêt (lui, il appelle ça stratégie de la rupture).
Je n'avais pas d'avis tranché sur le personnage de Vergès avant de voir ce film, même plutôt des préjugés négatifs, il faut pourtant bien constater que tout manipulateur soit-il, il n'en est pas moins fascinant même si (très) dérangeant. Siné, le dessinateur (et ami de longue date de l'mange merde d'avocat), nous dit que Vergès n'aurait pas pu poser des bombes, car c'est avant tout un intellectuel et qu'il aime trop ce qui fait les bonheur de la vie (la bonne bouffe, le confort). En revanche, si on avait eu besoin de lui pour appuyer sur un bouton et faire exploser une bombe à distance, il l'aurait probablement fait sans le moindre scrupule.
Vergès, curieux et fascinant personnage, qui n'a pas été loin de me séduire, peut-être aussi parce qu'il m'a donné une assez juste idée de ce qu'aurait pu devenir M. Y. B. s'il avait fait du droit (et s'il n'avait pas été polonais).
Un film à débat donc, mais je le répète, quoiqu'on pense, a priori ou pas, de Vergès, un très bon documentaire ...
Extrait : pendant le procès de Djamila Bouhired, alors que la foule hystérique vilipende les accusés poseuses de bombes, ne veut rien entendre à la stratégie de défense de Vergès, et le désigne d'un contempteur << le chinois, là >>, l'mange merde d'avocat s'adresse au juge et au tribunal : << S'agit-il d'un procès ou d'un meeting d'assassinat ? Dois-je expliquer à ceux-là, monsieur le juge, que pendant que leurs ancêtres en étaient encore à bouffer des glands, les miens fabriquaient des palais ? >>.
Une autre :
- << Vous défendriez Hitler ?
- Mais Bien sûr. Même Bush s'il le fallait. A une seule condition : qu'ils plaident coupables >>.
Un mother fuckin' sens de la répartie ce gars-là ...
Bon, maintenant, savoir qu'à l'heure actuelle, Vergès appelle le peuple serbe à ne pas livrer au TPI les bouchers sanguinaires qui lui ont servi de dirigeants voici quelques années (Milosevic, Karadžić et consorts) n'en fini pas de nous laisser perplexe ... Mais dans sa logique à lui, ça reste cohérent ...