12 août 1981
Du PC au PC
Quand on disait alors le PC, on parlait du parti communiste. Puis, le terme changea de sens. On s’habitua. À dire l’IBM PC, et puis, plus simplement, le PC, sans comprendre ou retenir que ces initiales signifient personal computer. Précision inutile. On avait bien remarqué que ces ordinateurs-là ne ressemblaient pas du tout aux énormes armoires vues dans 2001, l’odyssée de l’espace. Les hippies chevelus élevés dans les campus californiens des années 1960 avaient trouvé l’arme technologique qui briserait le monde standardisé et hiérarchisé de leurs parents ; les gigantesques ordinateurs de l’industrie d’après-guerre centralisés dans des salles immenses seraient remplacés par les ordinateurs individuels reliés en réseaux. Les esprits les plus poétiques songeaient à Lautréamont et à l’union improbable d’une machine à écrire et d’un téléviseur. Les différentes étapes de la gestation du beau bébé nous avaient échappé : en 1971, l’invention par Intel du premier microprocesseur, l’Intel 4004 ; la création du premier ordinateur vendu à des particuliers, l’Altaïr 8800, en 1975 ; le lancement de l’Apple II en 1977 ; et puis, en ce 12 août 1981, l’IBM PC, qui deviendrait, à force de millions d’exemplaires de multiples compatibles, le patron de nos bureaux.
Plus tard, on se rendrait compte que la France avait participé à cette aventure. Aux premières loges. Avec le Minitel, elle flirta avec internet ; avec le Micral, une société française, R2E, avait lancé dès 1973 la première machine vendue toute assemblée prête à l’emploi, que son inventeur, François Gernelle, avait appelée « micro-ordinateur ».
Comme pour l’avion ou l’automobile, les ingénieurs français avaient été au rendez-vous ; mais pas les commerçants ni les industriels. Banale histoire française. Tous les efforts du Plan calcul – et les milliards de francs dépensés par le général de Gaulle – se révélaient vains. Les petits bricoleurs inventifs made in France furent balayés par le rouleau compresseur américain, d’IBM à Apple, en passant par Microsoft, fondée en 1975 par Bill Gates et Paul Allen, qui, en cette même année 1981, édita l’un des trois systèmes d’exploitation pour l’IBM PC : le QDOS, qui devint rapidement le seul système installé d’office sur tous les IBM PC et les innombrables Compatibles PC, sous le nom de MS-DOS.
Le destin était tracé. L’Histoire était écrite. Plus rien ne serait comme avant : cette expression si galvaudée par les politiques et les publicitaires se révélerait pour une fois justifiée.
Notre génération aurait le privilège – et la malédiction à la fois – de vivre une nouvelle ère. Les historiens des Annales nous avaient enseigné que l’humanité avait connu une césure fondatrice au milieu du XVIIIe siècle, avec le lent passage d’une économie agricole (depuis la sédentarisation des anciens nomades, près de 2000 mille ans avant J.-C.) à une économie industrielle. Il nous faudrait peu à peu comprendre et admettre que nous connaissions une nouvelle transition fondamentale en ces années 1975-1981, avec le passage à l’économie informatisée.
« Et la France dans tout ça ? » se demandait de Gaulle, en 1944, lors de son premier voyage à New York, impressionné malgré lui par la « ville debout » chère à Louis-Ferdinand Céline. Et la France dans tout ça ?
La France avait très mal vécu la première transition historique. Elle était la grande puissance agricole, le grenier à blé de l’Europe ; ses vastes et riches étendues de terres cultivables compensaient les faibles rendements. La première puissance démographique et militaire d’Europe. Les physiocrates lui avaient appris que l’agriculture était la seule richesse qui soit ; l’industrie et le commerce n’étaient que vil superflu.
Son déclin débuta en ce milieu du XVIIIe siècle avec le traité de Paris de 1763 qui vit s’imposer au firmament la nouvelle puissance industrielle, à l’époque la seule : la Grande-Bretagne.
Les trésors d’héroïsme militaire (Napoléon et 1914-1918) ne pourront rien face à la force économique de l’ennemi héréditaire. Seuls d’autres pays industriels comme l’Allemagne, et ensuite surtout les États-Unis, parviendront à contester puis abattre la suprématie britannique.
Les Français n’ont jamais aimé l’industrie, en dépit de grands et brillants entrepreneurs, tels Louis Renault ou André Citroën ; ils ont associé l’usine à un monde de souffrance, d’exploitation, de saleté et de bruit : l’usine, pour les Français, c’est Germinal.
L’industrialisation française sera fort tardive, et liée au volontarisme d’hommes d’État exceptionnels – sans remonter au précurseur Colbert, Napoléon III, de Gaulle et Pompidou. Une fois encore dans l’Histoire millénaire d’une nation façonnée par lui, tout partait de l’État et revenait à l’État, au contraire de nos voisins britanniques, italiens ou allemands, et plus encore de l’exemple américain.
Seule l’automobile échappera à ce ressentiment français. Sans doute parce que cette invention française permit à l’individu né de la Révolution de s’émanciper des sociabilités collectives, villageoises, familiales et religieuses, dont les citoyens français avaient été libérés par le Code civil.
L’automobile, c’était l’industrie telle que les Français avaient fini par l’aimer. Un État omniprésent et omnipotent, que les entreprises soient privées ou publiques ; des patrons généreux avec leurs ouvriers ; des usines qui fabriquent des biens de consommation de haut statut social, la fameuse DS, « cathédrale de notre temps », selon le mot célèbre de Barthes.
L’industrie automobile, où était née la religion fordienne (« Je donne des salaires élevés à mes ouvriers pour qu’ils puissent acquérir mes voitures »), correspondait à l’idéal égalitaire français, qui avait en revanche honni le premier âge inégalitaire de l’industrie, celui de Mark Twain et des « barons voleurs ».
On ne tarderait pas à découvrir que l’âge de l’informatique produirait les mêmes bouleversements que celui de l’industrie ; nous ramènerait à ses débuts farouches. L’ordinateur personnel (et son corollaire internet) amplifierait le potentiel révolutionnaire de la vulgate idéologique soixante-huitarde : individualiste, cosmopolite, antihiérarchique, antiétatiste. Ni Dieu ni maître, ni frontière. L’informatique donnerait une réalité consumériste aux fameux slogans « Il est interdit d’interdire » et « Jouissez sans entraves ». Pour le meilleur et pour le pire, comme on le vit à partir des années 1990 dans le domaine de la musique, lorsque l’attrait de la gratuité détruisit l’industrie du disque et obligea les artistes à retrouver le chemin des salles de spectacle pour vivre, comme avant l’invention du microsillon, ruinant au passage cette grande invention française (Beaumarchais) du droit d’auteur.
Toutes les industries seront peu à peu menacées du syndrome musical. Certaines banques fermeront des agences, les distributeurs comme Darty ou la FNAC chancelleront, Virgin fermera ; les agences de voyage disparaîtront comme les librairies. Même l’État sera atteint par cette révolution. Les sous-préfectures seront en danger ; les bataillons de fonctionnaires aux Impôts ou même à l’Éducation dans le collimateur. Une administration devenue au fil du temps pléthorique vacillera ; un système bureaucratique envahissant, qui a son coût et ses lourdeurs, ses gaspillages et ses blocages, mais permettait aussi de tenir le choc en cas de crise grave, de chômage de masse, lorsque l’institutrice conservait son salaire alors que son mari ouvrier avait été licencié de son usine délocalisée ; une présence administrative nombreuse qui assurait aussi le maillage précis d’un territoire vaste et de faible densité, offrant une égalité réelle de traitement à tous les citoyens.
L’informatique encourage une décentralisation, une dispersion du pouvoir de décision contraire à notre tradition. Les hiérarchies intermédiaires sont dépassées, l’autorité doit se transmuer en animation. C’est le règne du cool, du (faux) sympa qui se trouve être un vrai tyran : Steve Jobs, Bill Gates, et les nouveaux grands patrons du CAC 40, se sont révélés des prédateurs de la meilleure eau. Encore une fois, la technologie des années 1970-1980 confirme et renforce le basculement comportemental et idéologique de Mai 68.
L’économie industrielle fut cruelle à ses débuts, mais elle était fondée sur l’échange entre un producteur et un consommateur ; le salarié étant aussi un consommateur, cet échange a fini par civiliser le capitalisme industriel. Pour imposer des débouchés à une production industrielle de masse, il avait fallu forger une économie de marché, abolir les particularismes, les privilèges et les péages du régime féodal. Faire la révolution.
Avec l’économie informatisée, cet équilibre subtil est balayé. Les usines sont transformées en lieux d’assemblage d’éléments fabriqués ailleurs et transportés par porte-conteneurs dirigés par des micro-ordinateurs. Le monde est réduit à un point, qui facilite la délocalisation des emplois, et disperse la cohésion de l’entreprise. Aide aussi les mafieux à blanchir leur argent mal acquis. Le salarié redevient un coût ; les libéraux triomphent ; les prédateurs accumulent des fortunes. Les Français, qui toléraient le capitalisme parce qu’il avait apporté dans ses bagages la société de consommation, n’ont jamais cessé de détester le libéralisme, bien que ses premiers théoriciens fussent autant français – Bastiat, Say, etc. – qu’anglais.
Les machines industrielles avaient aidé l’homme à devenir plus performant physiquement ; la machine informatique assiste son cerveau.
Elle stimule et développe une intelligence pratique de conception, de design, mais pas de contemplation. Les mathématiques partent de la question : qu’est-ce que c’est ? L’informatique de : comment faire ? Les Français sont beaucoup plus doués dans celles-là (ils accumulent les médailles Fields, deviennent de grands ingénieurs) que dans celle-ci (ils méprisent l’enseignement professionnel et les informaticiens). L’informatique stimule et consacre une intelligence à finalité pratique qui semble vulgaire pour le monde des idées pures.
Le capitalisme à l’ère informatisée redevient une jungle où règne la loi du plus fort, un monde hobbesien de la guerre de tous contre tous. Une violence de type féodal resurgit. L’économie informatisée ultracapitalistique redonne au capitalisme sa vocation meurtrière de pousse-au-crime, un système « qui porte la guerre comme la nuée porte l’orage », disait Jaurès.
La France n’a pas envie de voir que le capitalisme à l’ère informatisée redevient cette guerre de tous contre tous qu’elle a détestée au XIXe siècle ; pas envie de voir que la paix depuis 1945 n’aura pas été l’établissement définitif de la « paix éternelle ».